On voyage incognito de siècle en siècle de saison en saison de borne en borne
Nos yeux nous suivent ou nous précèdent c’est selon leur humeur
Dans nos bagages des instruments à cordes une lyre une harpe un browning et ses munitions une conque et sa rumeur
En sandales nous avons plusieurs fois fait le tour du monde
J’ai un instant serré votre main amie dans la mienne au hasard d’une ronde.
Le sable dans l’encrier a bu tout notre vin
On n’écrit plus avec une plume inutile de s’ouvrir les veines
Et de signer avec du sang des fadaises sur le néant ou une aiguille cherchée en vain
Les stylos n’ornent plus nos poches les mines usées des crayons arrivent au bout de leurs peines
Pour écrire on pèse du bout des doigts sur des touches frémissantes
Dans une lucarne le texte s’encadre à la fois unique et pareil à des milliards d’autres
Quel bonheur de lire en caractères d’imprimerie le vôtre
Le vôtre le leur le nôtre
Rêvions-nous d’un tel miracle à l’époque de notre adolescence
Quand nous nous efforcions de prendre la place du chef d’orchestre auquel les vagues obéiraient sans broncher
Je revois les plus réticentes se rouler en bavant sur le plancher
Une toupie lancée dans une valse effrénée
Voudrait être un dé pour stopper sa course
Sur un chiffre qu’elle affectionne
Un cinq comme les doigts d’une main
Ou des orteils que l’on place en éventail
Aux journées les plus chaudes en toute saison
Lorsque le vent refuse les rafraichissements
Et tombe dans un chemin creux
Epuisé du poids des nuages qu’il doit déplacer
Avant de gagner son titre de fou du roi
Dans un château de cartes ne réclamant
Ni dé ni toupie pas plus de bilboquet
De quilles ou de cerceau
Seulement une princesse inaccessible
Fidèle réplique de la lune amoureuse elle-même
Du chiffre zéro dont le contour régulier
Est à l’image de son reflet
Quand rien ni personne ne lui fait de l’ombre
Se mettre sous la dent,
Des petits bouts de chiffon rouge
Des restes de sourire dans le creux de la mâchoire
Une ou deux fossettes communes sur la photo
Quelques doigts boudinés de menottes sans bâton au bout
Un souffle de nuage
Un air de flûte lointain
Comme qui dirait le souvenir des clairs
Eclairs sans douleur
Tiens, la plume de l’hirondelle au soir zébré
Eternel jeu de quilles dans la spirale molle
D’un cerveau déclinant.
Se mettre sous la dent la dose rose
La pilule dorée
Le grain de sable sur la peau
Le petit cœur battant
Tout plein de pot artichaut
Sans foin ni loin
Se mettre sous la dent
La vie quoi…
Une fille aux yeux rouges
Un danseur de bocal
Une sardine en salopette
Un hélicoptère dans mon thé
Deux trois boules de géométrie en travers du gosier
Des petits poissons d’argent dans les rouages de mes tempes
Une trace dans la boue moins jolie qu’une trace dans la poussière
Le tout dans une enveloppe ridiculement rose
Un matin après les fêtes quand le monde dort encore
Et la porte fermée qui ronfle un peu trop fort pour que songent encore nos rêves…
L’eau sombre dans le rêve
Célibataire, Albert mangeait, buvait, travaillait, faisait l’amour en pointillé comme beaucoup de ses collègues. Il dormait, faisait des rêves comme tout un chacun. À l’âge de 37 ans, il prit l’habitude de noter le rêve de la nuit qui venait de s’écouler car il avait une propension à se souvenir de ce dernier avec une acuité qui l’étonnait et désormais son calepin était posé en permanence sur son chevet.
Il y avait de tout, de tout ce que le cerveau régurgite en classant les faits et gestes de la veille. Le 26 juin il s’aperçut que sa description avait l’apparence du rêve décrit la veille.
Ca le surprit mais ne l’étonna pas outre mesure. Le lendemain il fit à nouveau le même rêve. Trois rêves parfaitement semblables avaient de quoi intriguer. Chaque fois, il se voyait remplissant deux seaux d’eau à une maigre source qui sourdait d’un rocher ; il les accrochait à ce carcan que l’on voit encore en Asie ou dans les films japonais, se relevait péniblement et marchait en titubant.
Il devait gravir une pente assez raide sans perdre d’eau, ce qui était impossible et quand il arrivait à l’abreuvoir, il versait deux seaux à demi remplis.
Le septième rêve, toujours le même, l’inquiéta, il prit des vacances dans le Morbihan, pensant que l’air du large dissiperait ce qui devenait un cauchemar.
Le premier soir, il prit un verre d’alcool, dormit la fenêtre grande ouverte, mais au petit matin, quand il s’éveilla, force lui fut de constater que rien n’avait changé sauf peut-être la couleur des seaux.
La nuit suivante, il usa d’un nouveau stratagème, il écrivit sur son calepin un rêve pour le lendemain matin qui n’avait rien à voir avec celui qui l’obsédait. Il fut obligé d’arracher la page et d’écrire le même scénario des jours antérieurs. Les deux semaines qu’il passa en Bretagne ne changèrent rien sauf que la pente devenait plus prononcée et qu’il perdait davantage d’eau.
Il rentra à Paris, fut presque soulagé quand il glissa sur un trottoir humide de l’avenue Sedaine, entrainant une fracture du péroné et un arrêt maladie de deux mois. On allait le soigner, et tout redeviendrait comme avant.
Il y avait beaucoup de bruit dans l’hôpital, il eut du mal à s’endormir. Il avait emporté le fameux calepin.
À sept heures du matin il n’eut d’autre alternative que d’écrire que cette nuit-là, ou plutôt au petit matin, il était allé chercher de l’eau avec une béquille, recueilli peu d’eau et qu’il avait beaucoup souffert le long du trajet. Il confia son rêve récurrent à l‘interne de garde qui se moqua de lui.
Quand il sortit de l’hôpital et qu’il se retrouva chez lui, son cauchemar quotidien reprit, lancinant, intense, insupportable. Un jour, il brûla le calepin mais il fut forcé de constater que son hallucination persistait, encore plus prégnante. Quand il se réveillait, il avait le souffle court et la sueur faisait des auréoles sur son oreiller.
Il se dit qu’il commençait à devenir fou. Il consultât deux psychiatres, fit une thérapie. Il consomma du Xanax, de l’Imovane, en vain. Il tenta la médecine par les plantes, il ne rencontra qu’avidité, aveuglement.
Le 7 septembre, il eut un semblant d’espoir quand il s’aperçut que le chemin qui menait de la source à l’abreuvoir devenait incertain, que les fleurs disparaissaient, que les murets moussus semblaient s’écarter. Il y eut encore trois rêves semblables, un seau avait disparu, puis l’abreuvoir. Il marchait en titubant, son seau en porte à faux, avec presque plus d’eau. Il avait des maux de tête violents, imprévisibles.
Il affrontait avec effroi le moment où ses yeux se fermaient, luttait contre le sommeil, combat perdu d’avance, il le savait.
Allongé sur son fauteuil articulé, le jour, il ne voyait même plus la télé et la concierge qui s’occupait de lui disparaissait dans une sorte de halo. La veille de la Toussaint, il ne toucha pas au plateau de nourriture, la concierge avait oublié les couverts.
La nuit passa, et le lendemain matin il s’aperçut que son cauchemar avait cessé. Il voyait des bulles multicolores s’élever dans un ciel ouatiné, elles éclataient se reformaient, plus rares, plus petites, plus sombres. À midi, il comprit qu’il devenait aveugle. Une nouvelle vie commençait, mais sûr d’être débarrassé de son carcan. Il était presque heureux. Et puis, à l’hôpital, on lui promettait une caméra extraordinaire. Il demanda seulement qu’elle n’enregistrât pas les rêves.
Z.E.P.H.E
En vers ou en prose, Zephe vous donne à lire, à lire, à lire…
Avec dans le désordre, légèrement en retard mais avec constance : 4Z, Elisa, Phoenixs, Héliomel, Eclaircie.
Dans les rôles de la vie, la vue, le vin, le rêve, la rive.