Poème à plusieurs voix.
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Cocktail.
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Sur un tapis roulant défilent les idées
Elles guettent une gare une station
Où elles pourraient broder
S’interpeller se répondre se répandre
Attendre les passants aux poches vides
Comme une tasse sans café
Une montgolfière sans hélium
Ou bien un poisson sans écaille
Tournant dans un bocal rectangulaire
Que l’on garde sur les genoux
Pour parler seul par tous les temps
Quand les mots s’échappent sur un tapis volant
.
Trop souvent les chambres disparaissent
Le reste de l’appartement ne bouge pas
Même lorsqu’un intrus le visite.
L’escalier mène toujours du grenier à la cave
En passant par le parc ouvert aux nourrices.
On risquerait de s’égarer dans les tunnels
Si la rivière refusait d’y boire
Mais elle monte sur scène et joue son rôle.
La cuisine contourne le salon puis occupe le hall
Où jouent aux cartes des ecclésiastiques en tenue de sport
L’un d’eux demande à confesser les douches.
L’otarie se rendort avant d’éponger.
Ton portrait robot ne suscite aucun commentaire
Parmi les écluses chargées de l’enquête.
Pourquoi es-tu partie en emportant nos tombes ?
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Cette fois la langue refusa tout mouvement
La bouche resta close malgré les fleurs
Déposées là en signe de mémoire
Le vent s’époumonait presque grotesque
Les feuilles couvraient le sol d’une épaisse couverture
Pourtant cette fois la langue demeura en son temple
Et personne n’osa plus franchir les grilles de la parole
C’est pourquoi les chauffeurs enroulèrent les routes
Pour les remiser dans les sous-sols de l’espoir
.
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Quand sur les champs des baleines
L’hiver accrochera ses fleurs de neige
On verra le souffle puissant
De ces gris navires oiseaux
S’arrêter un instant symbolique
Et revenir sur la ligne sombre des côtes
Tout comme une respiration d’écriture
Leurs virgules seront les écumes de nos mots
Aux sources du soleil, au bord de la banquise
Ces colosses de la mer couleront des jours heureux
Quand les hommes auront compris la terrible leçon
Des espèces en voie d’extinction définitive
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Avec l’aimable concours
d’Eclaircie,
d’Elisa R,
d’ (ou de) Héliomel
et de 4Z.
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Historique du mois : octobre 2012
Emily
Un poème de Robert Goffin (1898-1984).
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« Emily
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. Des bribes de poésie évaporée comme par hasard
En longs silences en cris de sauge en frémissement d’oiseaux
Dans un village comme les autres de la Nouvelle-Angleterre
Avec un goût de fumée de bois au crépuscule des cheminées
Et une cloche puritaine pour réchauffer les consciences glacées
Oui évaporée en lettres sans franchise de port venues du bout du cœur
Tout un trésor de poésie faite chair dans un tiroir de noyer
Il y a encore l’odeur du sirop d’érable et le choc des billes d’agathe
Elle n’est plus qu’une piste d’absence dans une forêt de fantômes
La nuit derrière les rideaux des peupliers elle passe phosphorescente
Avec à la main une lumière invisible qui l’appelle
Comme celle des Rois Mages
Le pasteur chante encore dans son cœur d’une église de Philadelphie
La nuit tombe comme si c’était pour la première fois
Mais elle seule le sait
Sont-ce les chevaux de l’amour ou de la mort qui galopent à l’horizon
Elle s’est enfermée une fois pour toutes hors du royaume de la prose
Vit-elle encore – à peine – beaucoup – tendrement
Ou plutôt n’est-elle pas diffuse dans les jonquilles les merles et les tirets
Bientôt elle se dissimule derrière des apparences épistolaires
Elle sort la nuit à la rencontre de premier effluve des bourgeons d’avril
Elle est avertie longtemps à l’avance du langage des pluviers dorés
Qui font le tour du continent au large de son chef-lieu rose
Rien ne vit que déjà immortel aux doigts de la minute même
Elle fiance des mots de couleur sur des factures d’épicerie
Elle met dans son compte-courant du vieux buffet
Toute sa fortune verbale à intérêts composés
Jamais elle n’a parlé la langue quotidienne du père qu’elle adore
Elle attend quinze ans pour sortir à minuit précise
Apparition d’hermine
A la rencontre combustible de l’âme envolée du petit Gilbert
L’oiseau n’est plus qu’une trace de disparition lumineuse
Elle voudrait écrire des poèmes en mots de papillon et de tilleul
Les abeilles lui envoient des télégrammes en bourdonnements de ruches
Habillée du coton des servantes elle tisse la beauté d’aujourd’hui
Et se réveille pour mieux entendre le silence charnel du juge Lord
Elle est beurrée de nuit en plein jour
Et contradictoirement couleur d’éphémère et d’immortelle
Les fermiers d’Amherst ont beau cueillir les pommes pour le marché matinal
Elle ne vit que d’un commerce de pétales de mots et d’ailes de métaphores
Subitement elle s’est évanouie comme une bulle
Dans un toboggan de surprise mais le tiroir reste à jamais à double tour
Je vous présente faite femme
Toute la poésie américaine appelée Emily Dickinson. »
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Robert Goffin (« Sources du Ciel », 1962).
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Un poème d’Emily Dickinson
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« Ayant fait deuil de tout, je partis à l’étranger –
Je ne fus pas moins endeuillée –
Sur une Nouvelle Péninsule –
La Tombe m’ayant précédée –
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Elle obtint mon Logement, avant moi –
Et quand j’allai me Coucher –
Ma Tête était posée sur la Tombe
Faisant office d’Oreiller –
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Quand je m’éveillai, je la trouvai éveillée la première –
Quand je me levai – elle me suivit –
J’essayai de m’en débarrasser dans la Foule –
De la perdre dans la Mer –
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De la noyer, de la détruire
Dans des Coupes de Narcotiques artificiels –
C’en fut fini – de la Tombe – mais la Bêche
Resta fichée dans ma Mémoire – »
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Emily Dickinson (1830-1886). Traduction : Françoise Delphy.
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A la table des vents
Autour de la table trop de fantômes
Qu’il faut nourrir
Auxquels il faut accorder de l’importance
Réserver les meilleures places.
En portraits dans leur cadre
Ils en sont descendus
Pendant que nous dormions
Les oubliant chaque nuit davantage
Alors ils apparurent – réapparurent –
A l’heure des repas
Des spectres poussés par la faim
Et ils se bâfrèrent de tous les plats
– Mais au moment de débarrasser la table
De nettoyer de faire la vaisselle et de la ranger
A ce moment crucial : plus personne !
..
Un hérisson sur l’estomac
Une montagne bleue décide de s’étendre
Le temps d’avaler quelques cols de boire à la source
Elle s’endort paisible sur les livres d’hier
Il évoquera la rouille charmante des feuilles de novembre
Tu chercheras sous la pile tout l’or des paroles
Et nous nous changerons en ouvrières du sourire
Qui grattent les flancs des géantes
Pour ouvrir les portes du ciel
.
Le vent amoureux fou de la cime du peuplier
D’une danse lascive lui offre sa passion
La musique que l’on entend
Au plus profond du sommeil
Émane de la sève creusant le sol
Laissant les feuilles vagabondes
S’adonner au plaisir de partir
Là-bas
Où la couleur dans un reflet de lune les invite
Flamboyantes
À se fondre au nuage
Pour leurs noces avec le souffle
.
—Il y a loin de Pharsale au lac Stymphale
Que fais-tu de tes journées ?
—Je suis vendeur dans une oisellerie.
—Et quel est ton rêve?
—Être oiseau ou alors réparateur d’œufs cassés
Si je vole très haut, je serai peintre de trous noirs
—Il parait que là-bas le temps s’écoule plus vite
Et qu’il est des batailles où la mort est aisée
Le destin se déclare, et nous venons d’entendre
Ce qu’il a résolu du beau-père et du gendre
Quand les dieux étonnés semblaient se partager
Pharsale a décidé ce qu’ils n’osaient juger
(Corneille)
Les invités d’Eole sont Héliomel, Eclaircie, 4Z et moi-même.
À propos des nouveaux mariages
Né en Provence, je suis monté à Paris dans les années 60. J’étais auparavant tombé amoureux d’un savon noir mais ma mère, grosse caisse à l’Opéra de Marseille, avait déclaré sur un ton péremptoire : pas de mésalliances dans la famille ! Mon père, rasoir électrique à têtes flottantes, muni d’une tondeuse intégrée avait laissé faire.
Pour moi le petit savon de Marseille, découvrir Paris et rencontrer une lessiveuse au long cours, née dans un lavoir, j’allais dire un manoir, fut la chance de ma vie.
Nous nous sommes mariés presqu’aussitôt. Les premières années furent difficiles, nous habitions sous les combles d’un vieil immeuble haussmannien, avec un seul point d’eau dans les couloirs, sans gaz sans électricité, mais nous nous aimions.
On a eu deux fils à couper le beurre. Le premier, vif et tranchant ne redoutait ni l’Emmenthal ni le Comté. Je me souviens que pour sa première communion, nous lui avions offert des poignées en acajou dont il n’était pas peu fier.
Son cadet, de complexion plus fragile avait un faible pour le beurre doux. Le soir, on entrait subrepticement dans sa chambre et nous le regardions dormir.
Un vrai lépiduculaire* s’extasiait sa mère. Il faut dire qu’il avait la particularité unique de couper le beurre en arc de cercle, ce qui n’est pas un exercice facile et qui l’amenait à dormir comme un collier de perles, ses poignées sagement alignées.
Ce fut pourtant lui qui se maria le premier à Lamotte Beuvron avec un carburateur dont il eut un fils, un melon joufflu, qui, bien que tirant le diable par la queue, garda son caractère joyeux jusqu’à sa mort. Au cours d’une cérémonie émouvante, son oncle le découpa en tranches fines enveloppées dans du Serrano.
Le carburateur eut des pépins dont il se serait bien passé, malgré des tours de vis, sa richesse se ralentit, il manqua d’air et il ferma définitivement son clapet en 62.
Notre fils aîné s’est finalement marié avec un concombre chlorotique, né sous serre, de nouvelles tranches de vies, une génération pousse l’autre. Nous nous entendons très bien avec sa belle-famille. La mère est flûte traversière et le père rond de serviette dans un pensionnat pour jeunes filles orphelines. Ils habitent Jouy-Le-Moutier ou Jouy-en-Josas, je ne sais plus très bien, avec l’âge, je glisse sur une pente savonneuse.
*Lepiduculaire : qui a de belles oreilles (du latin lépidus, élégant, auricula, oreille)
Sous le sabot d’un encrier
.
Au flan de la calèche il y avait un serpent servant de marche pied
Les rênes racornies étaient tenues par des chevau-légers
À l’intérieur, derrière les vitres, nageaient des poissons bleus
Au-dessus, sur la galerie des glaces, dormait un dromadaire
Les roues cerclées de lunettes lançaient des éclairs au chocolat
Des chauves-souris flanquées de rouflaquettes
Hissaient les voiles flamboyantes pour avancer plus vite
Dans le coffre, un bon génie ne dormait que d’un œil
Espérant que l’attelage au détour d’une ornière
Cahote suffisamment pour sortir à l’air libre
Alors à lui les ors les jades et les vermeils
Les colliers de perles gelées seraient pour lui
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Son pas ne laisse aucune empreinte
Sur la poussière du chemin
Ni sur le sable gorgé d’eau
Pourtant l’homme avance cherchant l’océan
Pour tracer le sillon sur la vague endormie
Sa pèlerine gonflée par le vent
Sera cette voile le conduisant au large
Où son chant répondra dans la nuit
Au chuchotement de la lune
Quand elle berce le monde pour que germe l’envie
.
Dites adieu à vos livres
brûlez votre bibliothèque
désormais ne lisez plus
que dans les yeux de vos amis
le désarroi provoqué par la solitude
quand on la partage
Dans tous vos déplacements
une espèce de feu follet
s’obstine à vous suivre
à vous priver du sommeil réparateur
en récitant à voix forte la Divine Comédie
dans la traduction de Ratisbonne
.
Il en sera ainsi puisque s’impose le mot
Oublié dans une aile du cerveau inoccupée l’hiver
Et même dès le début de l’automne lorsque les premiers froids
Déclenchent les alarmes et grillent les synapses
En feux d’artifices joyeux et colorés
Il en sera ainsi dans l’aile droite tapissée de brocarts
Un endroit chaleureux et douillet où l’on aime
Se retrouver assis autour d’un bon feu et d’une tasse de lait
Il en sera ainsi hélas puisque lycanthrope est ce fameux mot
Évadé de la cage de papier dans laquelle il rêvait
Toutes les nuits.
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Ecrit à la plume par :
Elisa, Héliomel, 4Z et moi.
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La multiplication du chiendent (Paul Fournel)
.
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« Ferme tes mains, ouvre les douas en même temps qu’moua et compte : nain, deuil, toit, carte, sein, scie, sexe, huître, veuf et disque. Avec les doigts d’pied on peut aller de bronze à vin, mais t’es trop saoûl pour ça ».
LA TABLE DE NAIN
NAIN FOIS NAIN = NAIN
NAIN FOIS DEUIL = DEUIL
NAIN FOIS TOIT = TOIT
NAIN FOIS CARTE = CARTE
NAIN FOIS SEIN = SEIN
NAIN FOIS SCIE = SCIE
NAIN FOIS SEXE = SEXE
NAIN FOIS HUITRE = HUITRE
NAIN FOIS ŒUF = OEUF
NAIN FOIS DISQUE = DISQUE
A jeûn, j’ai réussi enfin à quitter mes chaussettes pour faire la table de deuil (mon décompte est italique).
LA TABLE DE DEUIL.
DEUIL FOIS NAIN = DEUIL
DEUIL FOIS DEUIL = CARTE
DEUIL FOIS TOIT = SCIE
DEUIL FOIS CARTE = HUITRE
DEUIL FOIS SEIN = DISQUE
DEUIL FOIS SCIE = BOUSE
DEUIL FOIS SEXE = CAROSSE
DEUIL FOIS HUITRE = BAISE
DEUIL FOIS ŒUF = TRISTE HUITRE
DEUIL FOIS DISQUE = VIN
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Des chapeaux pour les grenouilles
Les petits chevaux ont quitté le cercle du manège
C’était dit-on hier et depuis la nuit folle
Arpente le tronc des arbres orphelins de leurs feuilles
Elle a cru voir une crinière tout en haut du grand hêtre
Alors le long des silhouettes émaciées de l’ automne
On voit ramper de longues chenilles soyeuses
Qui cherchent le cœur pour y trouver les traces
Que jour après jour le temps devenu enfin vieux
A dessiné dans le corps des géants silencieux
Mais il faudra lui dire doucement au creux de l’ oreille
Que les petits chevaux ont quitté le cercle du manège
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Le reflet de l’eau dans l’eau
facilite la digestion
et donne le sentiment de l’éternité
Ménagez votre ombre
car elle se feuillette comme un beau livre
dont chaque page illustrée cherche à retenir l’attention
du lecteur toujours pressé
d’atteindre la dernière page ou le dernier mot
La lune se baigne dans un lac
auquel il ne manque que la parole
et un souffleur dans son trou
pour réciter le poème
.
On devine le frissonnement de l’étang
Au bâillement des grenouilles sous les roseaux
Et la forêt s’éloigne invitant ses arbres
Loin des scies et des cognées
Les mains devront danser auprès de l’âtre froid
Pour dessiner encore les pleins et les déliés
Aux murs d’une tour abritant le silence
Et le marbre des visages dans des glaces sans tain
Sur l’échiquier les cases blanches veillent
Curieuses des signes que nul ne saura lire
Hormis le fou sorti de son chapeau
Ou d’un livre que mille plumes ont illustré
.
JFK : 11.18
C’est un grand escogriffe, un rouquin du Queens, la main inquiète, il m’a tendu une feuille de papier. J’ai lu.
—Pas mal. C’est un bon portrait, bien écrit, avec quelques fautes, des broutilles, mais tu dois raconter une histoire, là, ce n’est pas fini.
Probablement déçu, il m’a dit—je crois qu’un jour, je pourrais te tuer
—Ça te ferait un bon sujet, mais dans ce cas, je n’aurai jamais l’occasion de le lire en entier.
Roissy : 5.30
Je m’approche et je dépose ma serviette, mon portable et mes chaussures dans le bac en plastique. Un contrôleur me dit d’enlever mon chapeau.
Mon chapeau, je le porte un peu en arrière, à la façon d’Humphrey Bogart, j’aime bien, je ne l’enlève jamais, sauf sous la douche, une vieille habitude, je hausse les épaules et veux passer.
Il m’arrête et balade sur mon corps son espèce de ramasse miettes, j’insiste, je pousse vers le portique, il touche à mon chapeau et ma tête roule par terre. Il n’aura plus qu’à la mettre sur le tapis roulant. Décidemment, je ne lirai jamais la nouvelle du rouquin.
Dédicace d’Orphée
Un poème de Pierre Emmanuel
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« Me voici revenu de la rive incertaine
où lamente la lyre abandonnée d’Orphée :
le vent d’en-bas m’emplit de vertige les veines
et mon double brumeux ne s’est point dissipé.
Après avoir usé ma ressemblance humaine
les lunes mauves de l’Enfer m’ont patiné.
Mes yeux ? deux diamants d’hiver ou deux fontaines
qui fixent un soleil immuable et glacé.
Tel l’arbre aux pas profonds, aveugle de murmures
secoue dans le sommeil ses nocturnes verdures
où les soleils défunts mûrissent oubliés :
Le même arbre de jour, que la lumière outrage
sans feuilles, sans oiseaux, flagellant les nuages
maudit de ses grands bras anathèmes l’été. »
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Pierre Emmanuel (« Sodome » 1944).
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