Léo et Plume
Novembre au petit matin. Le ciel est descendu jusqu’au ras de la terre, nimber d’un voile ouaté tout objet. Les prés sont sous la couette, la nature encore sommeille, faisant la grasse matinée. Bientôt le soleil va pointer, percer la brume vagabonde, effilocher tout ce coton et peu à peu apparaîtront les toits humides, les maisons, les cheminées empanachées, puis, au loin, vers l’horizon, tout un monde de peupliers.
Le front collé au carreau, le visage blême, le regard morne et enfiévré, Léo, dix ans, guette l’arrivée de son astre sauveur. Il sait qu’aussitôt la terrasse ensoleillée on l’installera, emmitouflé, sur le transat où, pendant une heure ou deux, il respirera l’air frais. Là, ses lunettes noires gommeront au jour sa gaîté, mais la tristesse, il connaît ! Et la révolte aussi. Depuis plusieurs semaines, une leucémie – imaginée comme un vautour de grande envergure aux ailes déployées au-dessus de sa tête – l’oblige à rester enfermé dans cette chambre impersonnelle, à subir des soins éprouvants. Le sentiment de son impuissance lui est insupportable, et pourtant il supporte. On le voit malheureux, sauvage et muet. Il trouve ses ressources dans le silence et l’insociabilité.
Quelquefois, le soleil est si doux qu’il invite à la sieste. Aujourd’hui, un vent tiède assoupit Léo, fait frémir les feuilles jaunies, balaie la terrasse, et dépose une douce rémige contre sa joue. L’enfant s’en saisit, la passe plusieurs fois sur son front, doucement, ferme les yeux, puis sa respiration devient lente et profonde. Sa main retombe mollement sur sa poitrine, ses petits doigts serrés sur le précieux cadeau.
Et la plume chuchote : « Je suis venue te chercher pour une promenade. Monte sur mon dos. » Léo, le cœur battant, enfourche la rémige : « Oh, oui, Plume, envole-moi ! » Il s’installe confortablement, à plat ventre sur la penne solide, les jambes pendantes de chaque côté des barbes, les mains enfouies dans le petit duvet, à la base de la hampe creuse, et les voilà partis. Passée la première surprise, Léo s’adapte très vite à la légèreté de sa monture, à sa souple obéissance. Il la guide en serrant un peu ses genoux, une fois pour descendre, deux fois pour monter, en tirant légèrement sur le duvet avec la main gauche ou la droite pour tourner. Ils dépassent les peupliers, survolent un village, rasent les toits, puis suivent une longue rue. Léo remarque, fidèles à la tradition, une ménagère et son cabas, près d’une concierge accoudée sur son balai, faisant leur causette. Plus loin, quelques gamins, attroupés autour d’une fontaine, jouent à s’éclabousser. Un petit coup de genou et les voici en bas, si près qu’ils reçoivent une giclée. Léo rit aux éclats mais ne veut pas s’attarder. Il serre deux fois ses jambes et la plume remonte en flèche.
« Attention ! » Ils évitent de justesse une pie fonçant sur eux, l’air mauvais. Léo se fâche : « Non, mais ! Le ciel est à tout le monde… » Sous l’effet de l’émotion, ses genoux se sont serrés malgré lui. Ils redescendent brusquement, frôlant dangereusement la cime des arbres. L’enfant ressent alors comme un malaise. Ces turbulences lui soulèvent le cœur. Il caresse Plume, la tapote gentiment, comme le cavalier flatte l’encolure de son cheval pour le calmer, et ils continuent plus sereinement leur périple. Le feuillage, au soleil, miroite, marie les jaunes, les bruns, les verts, les roux ; de temps en temps la touche rouge d’un érable, et les platanes, au bord des routes, dessinant de sinueux rubans mordorés… Pour la première fois, dans sa courte vie confinée, l’occasion est donnée au gamin de connaître une réelle émotion artistique. Tant de beauté le bouleverse ; il réprime une vague envie de pleurer. Sur le flanc d’une montagne, un ruissellement argenté attire son regard. Au pied de la cascade, un plan d’eau lisse où boivent deux isards. Il faut monter en évitant la paroi rocheuse où d’audacieux caprins cherchent leur maigre nourriture. Deux coups de genoux et ils arrivent au-dessus des névés. Tout ce blanc l’éblouit. Il glisse un moment à l’horizontale, lève les yeux au ciel et souhaite aller plus haut : « Plus vite, Plume, Monte, monte encore, plus haut… »
Alors le ciel lui vient dessus comme une mer houleuse. Il se sent soudain envahi d’infini, triomphant, invincible, immense, sans corps, léger, léger et vif comme le vent. Sous ses pieds, les maisons, les voitures, deviennent plus petites et de plus en plus vite, au gré de l’accélération. Tout le paysage s’amenuise à une vitesse incroyable. Il vise habilement les trouées de ciel bleu, pour se faufiler entre les nuages qu’il n’ose traverser. « Plume, je veux voler sur le ciel renversé. » Pour qui n’a jamais pris l’avion, le spectacle est stupéfiant. Léo regarde sous lui cette mer immaculée, cristalline, finement, régulièrement moutonnée. Il pense aux îles flottantes de sa maman. Il plane au-dessus d’un gigantesque saladier rempli de blancs d’œufs en neige. Il ne souffre plus. Tout son être est serein. Il voudrait bien savourer longtemps cette béatitude, mais sa monture lui fait remarquer qu’à une telle altitude l’air est glacé. Sagement, il s’enfonce dans l’épaisseur des nuages et redescend lentement. Dès qu’il voit à nouveau la terre, avec ses routes, ses canaux, fins comme des fils de laine, les points roses des toits de tuile, les points bleus des piscines, il lui vient à l’esprit que Spidermann lui-même n’aurait jamais pu réaliser un tel exploit. Il sourit de plaisir.
Une voix familière, loin, très loin, brouillée par le bruit du vent sifflant à ses oreilles, semble dire : « Il sourit. » Une autre voix, plus nette, en écho lui répond : « Il sourit, c’est si rare… » Et la voix bien connue précise : « Il ne fait plus très chaud, il faut rentrer. » Le transat à roulettes s’ébranle, passe la baie vitrée et retrouve la chambre. Avant d’ouvrir les yeux, Léo ressent un poignant regret, vaste comme une nostalgie. Maman est là, comme chaque jour, lui caressant les cheveux. L’infirmière s’éclipse. Alors maman, l’air enjoué, s’adresse à son fiston : « Dis-moi, mon chéri, nous sommes fin novembre. Bientôt Noël. As-tu pensé à ton cadeau ? »
« Oh, oui ! Je voudrais une plume géante et légère, pour m’envoler avec elle et faire le tour du monde. »
Frangine